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Si la charge de cavalerie menée par monsieur le prince de Condé fut d’une violence inouïe, la préparation relevait du soin le plus méticuleux.
En effet, les sept villages où cantonnaient les troupes royales du maréchal d’Hocquincourt furent attaqués en même temps.
Les soldats endormis ou à peine réveillés ne purent rien opposer ou presque à ces cavaliers qui, en pleine charge, les piétinaient ou les passaient au fil de l’épée sans même ralentir leurs chevaux.
Bientôt, dans les sept villages en flammes, les cadavres des soldats du roi s’entassèrent. Le désordre, la confusion et la panique s’ajoutant au manque de communications des troupes royales favorisèrent grandement les desseins des attaquants.
Au milieu de la catastrophe, et bien qu’il fût à présent un peu tard, Hocquincourt retrouva son sang-froid. Ainsi, à l’entrée du village de Bleneau, parvint-il à rallier ses fantassins et neuf cents cavaliers survivants qu’il plaça judicieusement derrière un ruisseau très encaissé, le seul moyen d’accès étant un pont fort étroit.
Le maréchal jouait tout à la fois sur la situation du terrain choisi et sur la concentration de ses troupes. Ce n’était point là luxe superflu car ses soldats, dont beaucoup rapatriés de Catalogne ou d’Allemagne, ne valaient pas ceux de Condé, vétérans des guerres du nord de la France contre les Espagnols. En outre, s’il se jugeait malgré tout bon tacticien, Hocquincourt devait avoir recours à des solutions classiques pour s’opposer au génie du prince, à sa violence extrême, sa brutalité sans égale et son désir de destruction car Condé avait une façon peu conventionnelle de faire la guerre. Soit on lui opposait autre nouveauté, comme le général-comte de Nissac qui employait à merveille son artillerie sans tenir aucun compte de l’usage en cours, soit on limitait les risques en choisissant solutions qui laissaient le moins de place possible aux surprises et diableries du prince.
Tandis que, dans la confusion, des fuyards rameutés venaient grossir les rangs d’Hocquincourt, le prince marchait sur Bleneau où il savait trouver le maréchal et les survivants pour la bataille finale.
Un instant, il fut distrait par un gentilhomme de son armée, sans doute tombé de cheval, qui faisait face à trois mousquetaires du roi.
Quoique de constitution très frêle, le jeune seigneur frondeur se battait courageusement mais, avec ce regard aigu que l’homme de guerre sait porter sur un combat à l’épée, il sembla bientôt évident qu’en cette lutte inégale les mousquetaires auraient le dessus.
Laissant là ses compagnons, Condé piqua des deux vers les quatre hommes. Son cheval en broya un et, aussitôt, le prince mit pied à terre, l’épée à la main.
Les deux mousquetaires réagirent très différemment. Le premier, comprenant qu’il se trouvait face à Condé mesura tout le parti, et la grande fortune, qu’il tirerait de la mort du prince, aussi, lâchant son épée où il se savait défait d’avance, saisit-il un pistolet demeuré à l’arçon de son cheval.
Sans doute le grand Condé aurait-il trouvé la mort là, à proximité de Bleneau, si le second mousquetaire avait fait preuve de quelque courage. Mais l’homme fut lâche. Abandonnant son compagnon, le mousquetaire, terrorisé, lâcha son épée et s’enfuit à toutes jambes, Nemours le devant tuer quelques instants plus tard. Aussi, pendant ce temps, le prince n’éprouva-t-il point de difficulté à occire son premier adversaire.
Devant que de remonter en selle, le prince ébaucha un bref sourire à l’adresse du gentilhomme en disant :
— Monsieur, n’engagez point le combat à un contre trois. C’est fort courageux mais bien téméraire pour un si jeune homme.
— Une jeune femme, monseigneur ! répondit le Frondeur en ôtant son chapeau, ce qui eut pour effet de faire cascader sur ses épaules de longs cheveux blonds, et pour effet second d’émouvoir au plus haut point « le Grand Condé ».
— Duchesse de Luègue, êtes-vous donc frappée de folie ?
La phrase pouvait sembler sévère, le ton n’était que douce câlinerie et la voix caresse légère sur coussin de velours.
Ainsi, la personnalité nerveuse du prince désarçonnait souvente fois.
Soldat redoutable, inaccessible à la pitié lorsqu’il se trouvait en l’action, parfois même cruel, et cependant tout autre, et fort contraire, hors les batailles. Ainsi le vit-on pleurer lors de la représentation de Cinna. Sensible comme il est d’une grande rareté pour un homme, il s’évanouissait lorsqu’il devait rompre avec une maîtresse et cependant, la porte franchie, il oubliait totalement la jeune femme pour ne songer qu’à la prochaine.
Charlotte de La Ferté-Sheffair, duchesse de Luègue, connaissait le prince et perçut le danger. Déjà très certainement amoureuse d’un jeune gentilhomme de la Fronde, et probablement du comte de Nissac, elle n’entendait point s’engager dans une aventure avec Condé qu’au reste, malgré le grand charme de ses magnifiques yeux bleus, elle trouvait fort maigre et beaucoup trop négligé dans sa mise et sa toilette.
Aussi répondit-elle d’un ton pincé :
— Folie ?… Ce serait donc folie de vous servir, monsieur ?
Condé, vivement ramené en le domaine de la politique, retrouva tout son sang-froid et se souvint avec grand retard qu’il devait exterminer le dernier carré de l’armée du maréchal d’Hocquincourt.
Il maugréa :
— Certes non, madame.
Puis, le regard perçant et le sourire enjôleur, il ajouta :
— Nous en reparlerons hors les champs de bataille… Ou, s’il vous plaît, sur plus tendre champ, pour plus plaisante bataille.
Puis, laissant la duchesse en proie à quelque angoisse, il remonta en selle et rejoignit ses compagnons qui se gardaient bien de montrer leur impatience.
Il fut le premier à franchir le petit pont près duquel attendait Hocquincourt et les débris, assez importants, de son armée. Derrière le prince venaient Nemours, La Rochefoucauld, le prince de Marsillac, de La Trémoille et une centaine de cavaliers.
En vérité, l’armée de la Fronde se trouvait dispersée en une multitude de petits combats aux environs des sept villages où l’on réduisait un à un les nids de résistance des loyalistes.
À un contre vingt, le prince de Condé savait qu’il ne pouvait espérer exterminer le maréchal d’Hocquincourt et ses troupes mais il ne renonçait point à les mettre en fuite, quitte à user de quelque artifice. À cet effet, il fit sonner la charge par ses clairons tandis qu’on donnait également les tambours et les cymbales, de sorte qu’Hocquincourt imagina qu’il voyait, passant le pont, une simple avant-garde et que l’armée victorieuse de la Fronde suivait tout entière.
Le stratagème fit merveille puisque le maréchal abandonna en grande hâte une position si favorable, et si judicieusement choisie, pour se retirer derrière le village que les hommes de Condé incendièrent après l’avoir pillé.
L’incendie des toits de chaume, que le prince n’avait point ordonné, se révélait une lourde erreur car à la lumière des flammes, Hocquincourt s’aperçut que Condé ne disposait que d’une centaine de combattants qu’il chargea incontinent avec les neuf cents survivants de sa cavalerie.
Condé, contraint à une position défensive, se plaça au tout premier rang entouré des princes et des ducs et l’on ne peut nier que tous ces gens de Fronde, si lâches en politique qu’ils demandaient l’aide de l’étranger contre leur pays pour satisfaire leurs affaires personnelles, montraient en revanche un grand courage au combat.
Princes, ducs et leurs compagnons essuyèrent un violent tir de mousqueterie sans reculer mais le duc de Nemours, blessé à la hanche, perdit connaissance et tomba de cheval.
Les escadrons d’Hocquincourt chargeaient deux par deux et sans doute les Condéens auraient-ils plié lorsqu’on entendit de nouveau les clairons tandis qu’arrivaient des renforts de cavalerie de la Fronde.
Le maréchal d’Hocquincourt hésita. Il ignorait qu’il ne s’agissait que de Beaufort et d’une trentaine de cavaliers, c’est-à-dire à peu près rien, imaginant une fois encore que toute l’armée de Condé se précipitait sus à lui.
Avec audace, et un évident courage, Beaufort attaqua de face, ce que voyant, Condé, La Rochefoucauld et leurs amis attaquèrent d’Hocquincourt par le flanc.
En proie au doute qui le torturait, le maréchal d’Hocquincourt rappela ses forts escadrons tandis que le petit nombre de Frondeurs attaquait sans relâche. Ni le maréchal, ni ses généraux ne parvenaient à faire entrer en leur esprit que le prince de Condé était homme à attaquer à un contre dix mais tout au contraire, sa frénésie laissait à penser qu’il n’agissait point seul, et qu’arrivaient les milliers d’hommes de son armée.
Tel se trouvait être exactement ce que le prince espérait faire accroire à ses adversaires.
La panique s’en mêla et bientôt, sans qu’elle reçût nul ordre en ce sens, la puissante cavalerie du maréchal d’Hocquincourt tourna bride pour ne s’arrêter qu’à Auxerre après que le prince l’eut poursuivie pendant quatre heures.
Pendant ce temps, plus lente à manœuvrer, l’infanterie du prince exterminait les derniers défenseurs de Bleneau et, sous le contrôle des officiers, s’emparait de la vaisselle d’argent de monsieur le maréchal d’Hocquincourt ainsi que de son or, ses bijoux et tous ses bagages abandonnés en sa fuite précipitée.
En outre, tout l’équipement et plus de trois mille chevaux de l’armée du roi étaient capturés par la Fronde.
Pour l’armée royale, la défaite paraissait écrasante d’autant que les fuyards ne manquaient pas, arrivés à Briare et à Gien, de donner force détails sur l’extrême violence des Condéens ainsi que sur la victoire foudroyante du prince.
À la Cour, que saisissait la panique, certains y virent la main du diable car comment pouvait-on attaquer tous ensemble, au même instant, sept villages éloignés les uns des autres ; et quel esprit humain pouvait imaginer plan si audacieux ?
Ayant une vague idée de ce qu’il convenait de faire sinon pour sauver le roi, au moins pour sauver l’honneur, le maréchal de Turenne quitta son camp et sauta à cheval pour se rendre à la Cour non sans avoir fait hâter les préparatifs de son armée et demandé au général de Nissac de concevoir quelque plan hardi où sa magnifique artillerie compenserait du mieux qu’il fût possible le déséquilibre entre les effectifs.
Puis, sachant qu’il aurait à affronter des courtisans et conseillers affolés, monsieur de Turenne poussa son cheval en affûtant ses arguments.